En avril 1906, les docteurs G. PAUL-BONCOUR et JEAN PHILIPPE, collaborateurs d’Alfred Binet à la Société libre pour l’Etude psychologique de l’Enfant, créaient une nouvelle revue dont le titre annonce, à lui seul, son ambition : former l’ Educateur moderne. Ce dernier, comme le précise le programme de cette revue que nous reproduisons ici à l’identique, doit dorénavant prendre en considération les données scientifiques issues de la recherche expérimentale en éducation dans le cadre de sa pratique quotidienne. Actuellement, difficile d’accès, il nous a semblé utile de mettre en ligne le Programme ainsi que les tables des matières (1906-1914) de cette revue afin que le lecteur de ce site puisse se faire son propre avis sur la nature et, parfois, le caractère novateur, de certaines contributions. Notons enfin, que l’étude de ce périodique reste à entreprendre. Nous espérons, à travers cette forme de diffusion, qu’elle trouvera son futur auteur.
L.G.
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« Le programme de cette Revue paraîtra, selon le point de vue, fort simple ou très ambitieux, puisqu’elle s’occupera de toutes les questions d’éducation. On y trouvera, par conséquent, des études, des faits, des documents, des bibliographies et des comptes-rendus sur tout ce qui concerne :
1° L’Education physique, l’Hygiène scolaire et la Biologie infantile ;
2° L’Education intellectuelle, celle de la Volonté et la Psychologie de l’enfant ;
3° La Pédagogie des Anormaux à tous les degrés.
Rien de ce qui touche à la culture physique ou mentale de l’Enfant, ne restera donc hors du cadre de l’Educateur moderne, et c’est, évidemment, un programme très varié, étant données les récentes transformations de la pédagogie : nous le remplirons comme il doit l’être en nous efforçant de faire une large place, dans chacune des branches ci-dessus, aux progrès réalisés, aux informations et même aux questions spéciales signalées par nos lecteurs : une Revue doit servir à faire circuler, à contrôler et à échanger toutes idées qui méritent examen.
Elever un enfant, c’est en former un adulte intelligent, robuste et heureux ; c’est cultiver ensemble son corps, son esprit et son caractère. Tel est le but de toute éducation digne de ce nom : reste à savoir comment atteindre ce but, et c’est là que commencent les difficultés, pour des parents comme pour les éducateurs.
Jusqu’à ces dernières années, toute éducation se réduisait à peu près à la culture de l’esprit, et celle-ci, comme la médecine d’autrefois, reposait presque entièrement sur un empirisme aveugle. Sans doute, il existait bien quelques procédés techniques et quelques formules de métier que se transmettaient les professeurs soucieux de leur tâche ; mais rien de rationnel ni de scientifique en tout cela. C’est pourquoi le savoir-faire, en éducation, restait un art, apanage de quelques privilégiés : les parents eux-mêmes renonçaient à s’en instruire, et l’éducation de leurs enfants, rien ne la dirigeant, marchait tantôt bien, tantôt mal, sans que l’on su exactement pourquoi. La vie était d’ailleurs, à ce moment, moins complexe, et, par suite, l’éducation moins compliquée.
L’introduction des méthodes scientifiques, dans l’éducation comme ailleurs, commence déjà à changer tout cela : on ne conteste plus aujourd’hui qu’une bonne éducation du corps soit nécessaire à la saine culture de l’esprit : et les progrès des sciences biologiques permettant de la diriger, les professeurs d’éducation physique s’efforçant à peu près partout de se conformer aux données de ces sciences. De même pour l’esprit : la psychologie expérimentale commence à dire selon quelles lois se fait la croissance de l’esprit : le professeur doit en tenir compte dans sa manière d’enseigner, et substituer aux procédés empiriques des méthodes raisonnées et précises. Ces méthodes peuvent s’apprendre : et doivent être connues de tous les éducateurs, la Revue s’efforcera de la montrer.
Mais pour novatrice qu’elle soit, la Revue d’Education Moderne ne se croit nullement obligée aux aventures : rien de plus dangereux, en matière d’éducation, que les inconséquences nées d’une utopie. Là surtout, pas de ces perpétuels recommencements, si justement critiqués par H. Marion ; c’est pourquoi l’on doit, sans hésiter, signaler les erreurs que mettent parfois en circulation des réformateurs trop pressés, pédagogues à la hâte, qui proposent volontiers de tout bouleverser pour le simple essai de théories philosophiques, médicales ou physiologiques, encore incomplètement fondées. Est-ce au moment où la Pédagogie commence à s’affirmer comme science précise, qu’il convient d’y introduire la fantaisie ? L’Education moderne sera, toute fois qu’il s’agira de réformes de ce genre, une Revue de loyal examen, et s’il le faut, de critique, son premier soin devant toujours être de mettre les choses au point.
Une des meilleures acquisitions de la science appliquée à l’Education, est certainement d’avoir affirmé la nécessité de tenir compte plus qu’autrefois des individualités, à l’école aussi bien que dans la société. Les anciennes méthodes d’éducation ne sortaient pas d’une stricte uniformité : aussi les a-t-on souvent comparées au lit de Procuste. C’est exagéré, car elles n’allaient pas jusqu’à grandir les nains. Mais il est certain que jusqu’à ces dernières années, les éducateurs, et surtout les éducateurs publics, n’ont pas assez tenu compte du coefficient personnel de chaque élève, en quoi ils allaient à contre sens de la famille, qui en tient toujours trop compte. Une classe n’est pas un groupement homogène, mais une réunion d’individualités dont souvent les croissances divergent parce qu’elles n’ont ni les mêmes origines, ni les mêmes tendances. Cela l’éducateur actuel doit le comprendre, au lieu de vouloir tout niveler par une discipline, par un enseignement et par une conception toute romaine des petites lois qui régissent l’école. Chaque enfant, à l’école ou dans sa famille, doit être élevé à la fois pour lui-même et pour les autres : et dans la conciliation de ce deux oppositions apparentes, la solide éducation est celle qui sait réunir en une formule capable d’assurer plus tard le bonheur de l’enfant devenu adulte. Chose souvent impossible à réaliser si l’on n’a pas appris à connaître le caractère, le tempérament de l’enfant, si l’on n’a étudié sa caractéristique biologique assez pour comprendre sa nature.
Cette façon de voir nous semble, comme nous l’avons déjà exposé, il y a plusieurs années, fondamentale : autour d’elle pivotent la plupart des réformes de ces dernières années : elle est surtout capitale en pédagogie des anormaux.
C’est selon ces principes généraux que le Revue s’occupera de toutes les questions qui concernent l’Education : questions d’hygiène, de culture physique, etc.
L’HYGIENE SCOLAIRE n’est déjà plus aujourd’hui ce qu’elle était il a trente ans à peine : elle a bénéficié des progrès de l’hygiène générale et subi le contre coup des complications croissantes de la vie moderne. Ceux là le savent bien, qui observent quelles transformations profondes se sont accomplies dans le régime alimentaire, l’organisation des dortoirs, le service médical des internats et tant d’autres choses. Parallèlement, dans les écoles de tous les degrés, le mobilier, l’éclairage et la disposition des classes, etc., ont été améliorés ou changés : l’inspection médicale s’est développé dans les écoles primaires : elle a déjà réalisé beaucoup d’améliorations, mais personne ne doute qu’il lui reste beaucoup de progrès à faire. Partout d’ailleurs, on ferait plus et mieux si les commissions et les administrations scolaires disposaient d’une documentation plus précise et plus facile à consulter : il importe donc de la leur fournir.
Sur le même plan que l’hygiène scolaire, il faut placer L’EDUCATION PHYSIQUE, culture et dressage du corps : l’une éloigne de l’enfant les causes d’affaiblissement, et l’autre l’arme contre elles. Cette éducation est d’ailleurs, il ne faut pas l’oublier, la base de toute éducation rationnelle, car c’est le bon dressage du corps qui supporte tout l’édifice. Aussi, les grandes réformes ont-elles commencé par elle ; la première, elle a trouvé pour formuler sa méthode, des notions scientifiques précises et qui s’étendront peu à peu aux autres degrés de l’Education générale, à mesure que le permettra le progrès de la physiologie et de la psychologie. Dès maintenant, notons combien est déjà lointaine l’époque où le professeur de gymnastique était considéré à tous les degrés d’enseignement comme un gêneur ou un simple maître en tours de force. Sa bonne place est aujourd’hui bien marquée, et la famille est souvent la première à comprendre son rôle et à demander son concours pour assurer la santé et la bonne éducation générale de l’enfant ; on comprend mieux qu’autrefois que, sans bonne éducation corporelle, l’éducation de l’esprit et de la volonté, restent souvent fragiles ou inutiles.
Ce que l’Education physique a déjà réalisé pour le corps, en s’appuyant sur les données fournies par la biologie et la physiologie, l’éducation de l’esprit s’efforce à son tour de le réaliser en s’appuyant sur l’œuvre de celle-ci et sur les données fournies par la PSYCHOLOGIE EXPERIMENTALE. Comment nier, de l’âme au corps, une étroite parenté ? Et s’il est aujourd’hui bien établi qu’il existe des lois pour la croissance du corps et qu’il les faut connaître pour bien diriger cette croissance, comment ne pas admettre que des lois analogues président, de leur côté, au développement normal de l’esprit et de la volonté : lois qu’il faut connaître et savoir comprendre lorsqu’on veut assurer aussi bien la croissance de l’esprit que celle du corps. Et pour n’en citer qu’un exemple, comment nier qu’un bon éducateur ne saura pas mieux cultiver la mémoire de ses élèves, s’il en a médité les lois, observé les fluctuations et les maladies, et étudié de près les claires analyses que Th. Ribot leur a consacrées ? De même pour les questions de la fatigue malgré les obscurités qui les enveloppent encore, et pour tant d’autres du même genre. L’Education Moderne réservera donc une place tout spéciale à la PSYCHOLOGIE PEDAGOGIQUE.
Voilà pour l’éducation de l’enfant normal, intelligent, robuste et bon, tel que le désirent les éducateurs et surtout les familles ; mais les anormaux de tous ordres et de tous les degrés ont droit aussi à leur place.
L’Education des sourds-muets et des aveugles (qui d’ailleurs est née en France) a été perfectionnée chez nous : certaines écoles françaises sont des modèles. Il y reste encore cependant bien des améliorations à réaliser, et qu’il faut demander aux moyens fournis par la psychologie comparée et toutes les ETUDES MEDICO-PEDAGOGIQUES. Surtout ces enfants ont besoin, plus encore que les normaux, d’une direction attentive, éclairée, et qui se prolonge dans la vie sous forme d’assistance, de patronage, de mutualité, etc. - Quant aux écoliers mentalement anormaux, il est étrange qu’aucune Revue générale d’Education ne leur ait jusqu’à présent réservé la place qui leur est nécessaire. On s’occupe des enfants irrémédiablement dégénérés : il y a, on le sait, des hôpitaux spéciaux pour les idiots et autres porteurs d’anomalies massives. Mais au-dessus de ce niveau très inférieur, combien d’enfants atteints d’anomalies mineures et que reçoit au même titre que les enfants normaux l’école ordinaire ? Ce sont, dans ces conditions, des candidats à la déchéance sociale et morale : ce seraient au contraire des anormaux rapidement éducables si l’on avait réaliser pour eux soit la spécialisation par groupements scolaires, soit l’individualisation méthodique. Là encore, l’Education Moderne s’efforcera de préciser la Psychologie et la Pédagogie convenant à chacun de ces groupes, de fournir au fur et à mesure les notions et les renseignements nécessaires.
Est-il besoin d’ajouter maintenant que, tout en s’inspirant de ces principes généraux, l’Education Moderne ne sera ni l’organe d’une coterie fermée, ni le porte parole d’une doctrine plus ou moins orthodoxe ? Ceux qui lui ont, dès maintenant, assuré leur concours et tous ceux qui lui viendront par l’avenir, y pourront librement exprimer leurs idées, examiner celles des autres et produire tous les arguments pour ou contre qu’autorise une correcte discussion. De tels échanges d’idées seront parfaits pour renseigner le lecteur : il suivra en feuilletant la revue, ces échanges d’idées, et toutes fois qu’il sera nécessaire, une revue générale de la question viendra, en fin de discussion, présenter les résultats acquis, mettre au point les renseignements et signaler leurs applications pratiques. Car c’est toujours à la pratique qu’il faut songer en matière d’éducation.
Ainsi comprise, avec ce programme, la formule de cette Revue est nouvelle : réussirons nous à réaliser cette œuvre utile ? nos lecteurs le jugeront. Nous confions notre essai à tous ceux qu’intéressent les problèmes que nous venons de signaler et l’Education à tous ses degrés et sous toutes ses formes : nous l’adressons surtout aux parents, aux professeurs, aux médecins, aux instructeurs, aux magistrats..., à tous ceux qui s’occupent de l’enfant pour l’élever et le bien élever ».
Dr G. PAUL-BONCOUR et Dr JEAN PHILIPPE
Source : PAUL-BONCOUR G. Dr et PHILIPPE Jean Dr Programme, L’Educateur Moderne, n°1, avril 1906, p.1-6.